Exposition au café du Théâtre de la Cité internationale

T. C. I. |  2022 | Paris

du 1er octobre 2021 au 26 février 2022

17, bd Jourdan 75014 Paris

Texte de Marc Le Glatin

Son atelier, ce sont les villes, qu’il arpente intuitivement en captant aussi bien les édifices historiques, que les friches industrielles ou les symboles contemporains d’une technocratie triomphante. Très vite, la tentation de ramasser les époques et de jongler avec le temps s’est imposée. La réalité de chaque construction photographiée ne pouvant faire entendre ce qui se joue dans la symphonie des édifices, Calandre prend le contre-pied d’un travail documentaire et choisit de dérégler la réalité pour lui faire dire ce qu’elle dissimule. Sur les pas des monteurs-colleurs d’antan, il prend le parti en 2012 du photomontage, doté des techniques numérales qui permettent de greffer d’infinis imaginaires sur le sujet de chaque image. Mais avec sa manière de réactiver les bâtiments en composant des formes déconcertantes fondues dans une apparence familière, Calandre tient à distance la jubilation ludique du créateur. Ses intuitions sont nourries de questionnements. À chacun d’imaginer les possibles ou les vérités drapées sur lesquels il nous invite à ouvrir le regard.

Affiche


Cette exposition a été imaginée en écho au spectacle Bâtir, mis en scène par Raphaël Patout et présenté au Théâtre de la Cité internationale durant le mois d’octobre 2021. L’interrogation ouverte sur le devenir de nos cités entre en correspondance avec plusieurs séries d’œuvres de Philippe Calandre. Les 18 « clichés » qui ont été retenus ici proviennent de quatre séries différentes : Isola Nova, Belgica Paradise, Suntec City et Theopolis.

Brussels North / philippe calandre

Suntec G7/ Philippe Calandre

Isola Nova résulte d’une commande passée par la Fondation Wilmotte en 2013. Venise, ville-monde qui, pour l’Europe, domina le capitalisme marchand à l’orée du xvie siècle — au moment même où l’anglais Thomas More forgeait le concept d’utopie — se fragmente ici en une série d’îlots. Les motifs de l’architecture industrielle, celle de Mestre, la localité située de l’autre côté de la lagune, sont imbriqués avec des fractions de bâtiments parmi les plus prestigieux de la Sérénissime. La mer aux teintes mystérieuses, semble pouvoir à tout moment menacer la stabilité de ces portions de constructions humaines.

Si ces lieux insolites retiennent notre regard par la poésie de l’espace, ils nous parlent surtout du temps. Calandre lance des ponts entre les différents passés qu’il accole pour mieux faire ressentir les nécessités du présent. Son invitation à la dérive parmi les vestiges d’époques défuntes, avive notre goût, déjà éveillé par celle que nous vivons, pour l’abrégé, la résolution, la synthèse. Un type d’inclination qui précède souvent la bascule vers une nouvelle ère

Rien d’étonnant si, par des moyens plus doux que l’expressionnisme d’un Fritz Lang — même si l’on pense parfois à Metropolis —, les images qualifiées d’utopies sont aussi conçues pour inquiéter. Au cœur de ces compositions de fragments de réalité, qui semblent échapper à la logique, réside une intention cohérente : redéfinir notre appréhension du temps. Tout a l’apparence du calme, comme si le temps s’étirait dans chaque image, s’y prélassait, mais nous pouvons tout autant percevoir dans cette immobilité factice, l’imminence d’un renversement.
Les photographies extraites des séries Belgica Paradise (Bruxelles, 2018) et Suntec City (Singapour, 2019) prolongent ce récit. La capitale de l’Europe et la mégapole d’Asie abondent en orgueilleuses projections architecturales, que le travail du photographe rend fugaces et chimériques. Dans la vacuité des édifices institutionnels, dont les fenêtres et les portes sont traversées par le vent, l’élégance est encore perceptible. Ce n’est plus de mise pour les nouvelles constructions saisies à Bruxelles ou Singapour, celles qui sont érigées sous l’emprise des pulsions névrotiques qui tirent le chariot de l’économie, de cette absence de limites que le capitalisme a converti en vertu, de ces délires de puissance, entretenus au prix fort d’un découpage du temps de la vie en petites rondelles productives.

Finalement, à chaque époque, est soulignée la majesté de constructions promises à l’éternité puis à la disparition. Les signes érectiles du pouvoir ne seront jamais que des idoles périssables. Reste Theopolis (2017), qui est le nom d’une cité perdue. Elle devient ici le support aux suppositions. Sur le site présumé, pas loin de Sisteron, l’œil du photographe use du pied de nez, à moins qu’il ne s’agisse d’une ironie froide : clairvoyant, un œil de Cyclope percé dans la montagne, salue pour l’éternité l’efficacité de nos excavatrices ; pendant ce temps, la face nord de la Cité radieuse de Le Corbusier a glissé de sa colline marseillaise pour se retrouver, hébétée, les pieds dans la Durance. Comme si des dérapages accélérés avaient eu lieu, conformes à la société de la vitesse que décrie Paul Virilio, afin de nous déplacer vers une lenteur hors du temps. Malheureusement il n’en est rien. Notre époque qui est censée aller très vite, n’en finit pas de nous quitter. Paradoxe d’une civilisation tellement véloce qu’elle s’attarde dangereusement.

Présentées sans lien avec les idées qui leur ont donné naissance, flottantes, irréelles, les images de Calandre ont un point commun. Les humains ont déjà déserté toutes ces structures étranges et la nature n’est plus tout à fait la nature. Les deux variables de l’équation fondamentale, qui relie l’humanité à ce qui l’environne, tendent vers l’inconnue. Comment pourrait-il en être autrement ? À rebours de ce qu’ânonnent les médias prééminents, Calandre sait qu’aucune résolution ne sera possible sans révolutionner notre usage du temps. La manie actuelle de la synthèse, qu’il se plaît à parodier, ne serait donc qu’une étape, dont les nouvelles générations, celles de nos années 20 débutantes, semblent déjà gavées. Elles n’en peuvent plus. C’est toute l’intuition déclinée par cette exposition qui n’est pas une simple interrogation rêveuse sur les impasses cumulées de l’aventure humaine. Devant ces volées de passerelles, ces fenêtres évidées, ces tuyauteries vacantes, un vertige nous saisit. Il témoigne moins de ce qui fut ou de ce qui est que de ce qui devrait advenir.

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